Le passif à proscrire ?
Un mythe à déconstruire
Sommaire
En matière d’écriture, il y a ce qu’on nous enseigne dans un cadre bien policé, qui correspond à un savoir suffisant pour être employé par la masse, de manière générale, puis il y a ce qu’on observe dans la pratique, ce qui se révèle utile et pertinent dans les méandres de nos activités les plus spécialisées, ce qui se cache et s’épanouit derrière les généralités, les on-dit et les règles parfois arbitraires. L’injonction à éviter l’emploi de la voix passive est un de ces mythes qui nous ampoulent et nous privent de ressources si l’on cherche à s’y conformer avec trop d’ardeur et de rigidité.
C’est en écoutant un entretien de Safi Bahcall, entrepreneur aux multiples casquettes, physicien de formation, passionné par les biotechnologies et conseiller en innovation et stratégie entrepreneuriale, dans le Tim Ferris Show1, que j’ai pris conscience des idées préconçues qui imprègnent notre attitude vis-à-vis des formes passives. J’ai donc décidé de creuser un peu plus le sujet. Avant tout, ne passez pas à côté des quelques mots de Safi Bahcall sur le sujet : rien ne remplace l’expression d’une idée dans les mots de son auteur [extrait de l’entretien, en anglais].
Certes, Safi Bahcall est anglophone et ses remarques portent spécifiquement sur la langue anglaise. Mais elles ont sans doute le mérite d’attirer notre attention sur le fait qu’en anglais, comme en français, la chasse aux formes passives dans nos écrits, qui nous est souvent enseignée ou conseillée, pour rédiger avec plus de force, de persuasion, de dynamisme et de précision, n’a pas nécessairement lieu d’être.
En traduction non plus, on n’y échappe pas… Il est fréquent d’entendre que l’anglais affectionne particulièrement la voix passive, bien plus que le français, et qu’il ne faut pas se laisser emporter par le texte source. Le fauchage des formes passives est la nouvelle chasse aux sorcières.
Le mythe de la passivité anglophone
D’après Vinay et Darbelnet2, l’emploi volontaire des formes passives en anglais s’expliquerait par une « attitude [particulière] de la langue vis-à-vis de la réalité ». Le peuple anglais se caractériserait par son objectivité, acceptant d’observer un phénomène sans devoir à tout prix en connaître ou en imaginer la cause précise ou l’agent.
Une autre raison, d’ordre syntaxique – sans doute plus objective –, est que les verbes intransitifs combinés à des prépositions (phrasal verbs), considérés comme des verbes transitifs en anglais, s’accommodent très bien de la forme passive, ce qui n’est pas le cas en français. 3
EN : His bed had not been slept in.
FR : Son lit n’avait pas été dormi dedans. (*incorrect)
FR : Personne n’avait dormi dans son lit. / On n’avait pas dormi dans son lit.
Méfiez-vous des moyennes statistiques et des généralités
Au détour d’une étude3, j’ai trouvé ces quelques chiffres, qui pourraient nous donner quelques pistes de comparaison sur la fréquence des formes passives dans les écrits anglais et français :
- Les formes passives représenteraient entre 4 % (presse de sport) et 18 % (textes très spécialisés ou très formels) des formes verbales figurant dans les textes rédigés en anglais.
- En français, la voix passive ne constituerait que 3,8 à 8,7 % de l’ensemble des formes verbales dans les productions écrites.
Si l’on en croit la tranche haute de ces estimations, la voix passive serait bel et bien plus fréquente en anglais qu’en français. Mais ne nous laissons pas tromper par les statistiques : les 18 % représentent la proportion de formes passives que l’on retrouve dans les textes anglais spécialisés ou scientifiques uniquement, alors que les pourcentages dégagés pour le français ont été observés dans un corpus de production d’élèves ayant entre 8 et 17 ans. Autrement dit, les corpus de référence de chaque étude n’ont rien à voir entre eux, les statistiques qui en découlent sont donc incomparables…
De toute façon, cela n’a sans doute pas grande utilité de connaître les proportions relatives des formes passives et actives pour l’ensemble de la langue, car selon l’adage si prisé des traductrices et traducteurs, elles dépendront toujours du contexte. Les analyses comparatives n’ont probablement une valeur pratique et informative pertinente que lorsqu’elles sont appliquées à des genres ou à des types de texte bien précis, à des domaines spécifiques ou à des situations de communication bien déterminées.
D’ailleurs, si l’on s’attache à examiner le pourcentage de formes passives par rapport aux formes actives utilisées en français dans les langues de spécialités ou dans les communications scientifiques ou techniques, on trouve des chiffres beaucoup plus élevés que les 8,7 % indiqués (voir chapitre La voix passive dans le discours scientifique médical).
La spécificité au service de l’idiomaticité
Comme le précise Maurice Rouleau4, en traduction, la plupart du temps, ce qui nous intéresse, c’est l’idiomaticité, c’est-à-dire produire un texte qui ne devrait pas apparaître comme une traduction aux yeux du public cible. Il ne s’agit donc pas de remplacer sans considération tout passif anglais par un actif français, comme on nous l’enseigne parfois, mais de se demander quelles sont les caractéristiques formelles habituelles du genre ou du type de texte que l’on doit traduire dans notre langue cible.
À force de nous laisser asséner l’idée que le passif est à proscrire, de pourchasser les formes passives que nous avons laissées traîner, peut-être devrions-nous maintenant faire la démarche inverse et nous demander où intégrer délibérément la voix passive dans nos traductions.
La voie active : un canon d’idiomaticité ?
La voie active serait la forme naturelle par excellence, l’ordre canonique de la production langagière.5 Des études ont d’ailleurs montré que c’est cette structure, plus précisément sujet animé – verbe actif – objet inanimé, que les enfants apprennent spontanément à utiliser en premier lors de l’acquisition du langage.6
De plus, dans de nombreux cas, il semble en effet que la phrase active et la tournure passive correspondante soient synonymes. Si je dis « Jean aime Sophie » ou « Sophie est aimée par Jean », les faits auxquels renvoient ces énoncés sont identiques.
Si la forme active est bien la plus naturelle, donc la plus idiomatique, et que les phrases actives et leurs équivalents à la voix passive sont comparables du point de vue du sens, on peut en effet se demander si la voix passive a bien une utilité autre que le souci de variation syntaxique.
Vous vous en doutez, ce n’est évidemment pas aussi simple. En effet, il a été montré qu’on n’attribue pas toujours le même sens ou la même valeur de vérité à deux énoncés actif-passif correspondants.7 La forme privilégiée dépendrait en partie du contexte linguistique (cotexte) et d’aspects pragmatiques liés au contexte de production.5
Pourquoi recourir à la voix passive ?
- Pour respecter l’ordre naturel qui donne la préséance aux êtres animés sur les objets inanimés
Comme mentionné plus haut, l’ordre canonique ne reflète pas seulement la primauté de la voix active, mais aussi celle des êtres animés sur les objets inanimés. Il semblerait en effet qu’en absence de contexte, on préfère généralement placer les êtres animés en tête de phrase, comme sujets, et les objets inanimés en complément, en tant qu’objets.6
Par exemple, il semble plus naturel de dire « La policière remplit le formulaire » plutôt que « Le formulaire est rempli par la policière ». Dans ce cas-là, la phrase active est privilégiée.5
Par contre, si c’est un être animé qui subit une action, on utilise plus volontiers la voix passive. Ainsi, la phrase « Le chien est attiré par l’odeur de la viande » paraît plus idiomatique que « L’odeur de la viande attire le chien ».
Dans ce dernier cas, je pense que ce choix s’explique aussi par notre réticence francophone à tolérer l’animisme, c’est-à-dire à doter les objets inanimés d’un pouvoir agissant ou d’une capacité d’action volontaire. L’odeur de la viande n’a pas d’intention de recourir à des moyens de séduction délibérés pour attirer le chien. Ce sont les molécules volatiles responsables de l’odeur en question qui, interagissant avec les organes olfactifs du chien, provoquent cette attraction, mais l’odeur n’a pas de pouvoir d’action ou de décision. On préfère donc mettre l’accent sur le chien, qui subit cet effet, plutôt que sur l’odeur, qui en est la cause.
- Pour mettre un accent particulier sur le sujet subissant l’action
D’après Monique Mattia-Viviès, puisque la structure syntaxique prédominante correspond à la forme active, l’utilisation de la voix passive révélerait une volonté d’accorder une attention particulière, consciente ou inconsciente, au sujet de la phrase qui, dans ce cas, subit l’action (on parle alors de « patient »), alors que le sujet d’une phrase à la voix active n’est généralement pas spécifiquement mis en relief.8
Ainsi, on aurait tendance à placer en tête de phrase l’élément qui nous semble le plus important, le point sur lequel on souhaite se focaliser, ou celui dont il vient d’être question, ce qui nous conduirait quelquefois à faire plus volontiers usage du passif.5, 9
Selon ce principe, si l’on reprend les exemples proposés ci-dessus, la phrase « le formulaire est rempli par la policière » serait plus naturelle si le reste du texte ou le contexte mettait un accent particulier sur le formulaire et non sur la policière.
Marie-Claude de Fourment5 a justement mené une étude pour vérifier cette hypothèse et a découvert que cela n’avait que peu ou pas d’incidence sur ce type de phrases, dans lequel l’être animé exécute une action. En revanche, cela influencerait bel et bien notre propension à utiliser la voix passive dans le cas où l’être animé subit une action. Ainsi, en présence d’un contexte axé plus spécifiquement sur l’être animé, la tendance naturelle est renforcée et l’on choisit d’autant plus volontiers la tournure passive : « Le chien est attiré par l’odeur de la viande ». Mais si le contexte est centré sur l’objet inanimé, sur l’odeur de viande, alors il est plus tentant d’utiliser la voix active.
Dans ce cas, le contexte n’a donc en réalité qu’une influence limitée sur la tournure de phrase que l’on va privilégier. Dans l’ensemble, la règle de la préséance des êtres animés l’emporte généralement sur le point de focalisation suggéré par le contexte.
- Pour éliminer un agent superflu, inconnu ou évident
C’est sans doute l’utilité la plus connue et la plus évidente de la voix passive. En effet, d’après Abdelouafi Ghenimi, « le rôle essentiel du passif est l’élimination de l’agent du procès, ou du moins, la réduction de son importance dans le message ». 3
La voix passive permet d’effacer un agent qui ne présente que peu d’intérêt dans le récit. Dans l’extrait proposé au début de cet article, Safi Bahcall exprime bien cette commodité qu’offrent les formes passives, notamment en littérature : introduire un agent lorsqu’il n’apporte rien à l’histoire, c’est introduire une distraction, un détail inutile qui nourrit la confusion et noie le cœur du propos.
De même, un agent inconnu ou évident, parce qu’implicite, ne nous apporte aucune information essentielle, et il semble plus naturel, et même plus logique, de l’effacer.
Par exemple, dans la phrase « Le voleur a été arrêté », l’agent (la police) n’est pas mentionné puisqu’il est considéré comme évident – il est compris dans le sens du verbe « arrêter », car on peut raisonnablement attendre des lectrices et lecteurs qu’ils partagent le savoir commun sous-entendu, à savoir que c’est la police qui a pour mission de poursuivre et d’arrêter les pillards.
- Pour mettre en avant l’action elle-même ou son résultat
En éliminant l’agent, la voix passive permet de se libérer de l’attention portée à la cause, représentée par l’agent, pour recentrer le propos sur l’action elle-même ou sur ses effets. C’est d’ailleurs un des facteurs qui expliquent l’affinité des discours scientifiques, techniques et juridiques pour les formes passives. Dans les domaines des sciences et techniques, ce qui importe, ce sont les gestes effectués, les manipulations, les résultats obtenus, les conclusions tirées, et en droit, les effets produits, les conséquences engendrées.
Par exemple, on dira plus volontiers « La piscine est vidée chaque hiver » que « La responsable vide la piscine chaque hiver ». Peu importe que ce soit la responsable qui s’en occupe, la cause ne nous intéresse pas. L’information pertinente ici, c’est qu’on vide la piscine chaque hiver.
- Pour exprimer une idée de neutralité et d’objectivité
La voix passive est plus répandue dans les textes administratifs que dans la langue générale justement parce que les valeurs primordiales qu’entend incarner une administration sont la neutralité et l’objectivité. La voix passive permet de conserver un ton impersonnel qui sied à une administration qui entend appliquer des règles à tout un chacun de manière indifférenciée et sans jugement de valeur.
Par exemple, on trouvera souvent dans les documents administratifs des conseils, des recommandations, des obligations exprimées de manière impersonnelle et passive, tels que : « Il est recommandé de consulter régulièrement les sites et documents de référence mentionnés. »
Les langues de spécialité et la voix passive : une petite histoire d’amour
Comme une idée est toujours plus claire lorsqu’elle est appliquée concrètement, et parce qu’en tant que spécialistes de la traduction, on aime particulièrement les repères que nous fournissent le contexte, faisons le point sur l’utilisation du passif dans deux domaines de spécialité tombés sous le charme de cette voix.
La voix passive dans le discours scientifique médical
Maurice Rouleau, ancien professeur de traduction et de français de l’Université du Québec à Trois-Rivières, a remarqué que les étudiantes et étudiants en traduction, sous l’influence de l’injonction à éviter les formes passives, vraisemblablement omniprésente tout au long de leur cursus, avaient tendance à contourner l’emploi de ces formes pour les remplacer presque systématiquement par d’autres tournures impersonnelles, comme celles formées d’un sujet impersonnel suivi d’un verbe à la voix active [« on » + verbe actif] ou les tournures pronominales. 3
Voix passive : Aucune complication grave n’a été observée.
[on+ verbe actif] : On n’a observé aucune complication grave.
Voix pronominale : Aucune complication grave ne s’est observée.
En outre, puisqu’on nous enseigne souvent que l’animisme, ou l’attribution aux objets inanimés de caractéristiques propres aux êtres agissants, n’est pas le bienvenu en français, il ne reste plus que la forme [« on » + verbe actif], qui serait utilisée à tout-va par les traductrices et traducteurs juniors.
Pour déconstruire ce mythe de l’interdit du passif en traduction médicale, Maurice Rouleau a mené une étude sur l’emploi et la fréquence des formes passives dans les articles médicaux dits « scientifiques » (travaux expérimentaux) et les articles paramédicaux dits « généralistes » (articles portant sur les pratiques professionnelles des spécialistes de la médecine ou articles de synthèse), en français et en anglais. Bien sûr, pour éviter les effets de calque provenant des balbutiements de celles et ceux qui s’essayent à la traduction de discours médicaux, l’étude n’a porté que sur des textes rédigés directement dans l’une ou l’autre langue par des locutrices et locuteurs natifs.
On découvre dans cette étude que, bien que la voix passive reste en moyenne moins fréquente que la voie active, aussi bien dans les textes anglais que français, les formes passives représentent une part bien plus élevée du total des formes verbales employées que les statistiques générales indiquées en début d’article ne le laissent penser. En moyenne, un tiers des formes verbales utilisées en sciences médicales (32 %) seraient des formes passives, et ce dans les deux langues.
On peut toutefois constater une différence entre l’anglais et le français en fonction du type de discours médical, puisqu’en français, les articles scientifiques paramédicaux généralistes comportent une proportion plus faible de formes passives (aux alentours de 13 %, contre quelque 40 % pour les articles médicaux scientifiques), alors que cette différence ne s’observe pas en anglais.
Maurice Rouleau montre également que la forme [« on » + verbe actif] en français, si prisée des traductrices et traducteurs qui débutent, est presque totalement absente des textes scientifiques (2 %) et seulement marginalement présente dans les textes généralistes (8,5 %). La voie pronominale est elle aussi très peu employée. Comme le souligne Maurice Rouleau, « […] l’utilisation de la structure [on + v. actif] dans une traduction médicale ou paramédicale fait peut-être français, mais elle ne fait pas scientifique au sens large du terme ».
On est donc bien loin d’un interdit du passif et de l’idée que l’anglais a une affinité particulière pour cette forme. En tout cas, pas plus que le français si l’on en croit cette étude.
Alors certes, on peut se demander, comme le fait l’auteur, si la similarité de fréquence des formes passives observées dans les textes médicaux en français et en anglais révèle simplement la forte imprégnation du discours scientifique français par la dominance de l’anglais dans ce domaine.
Mais est-ce si important pour la pratique ? Car si aujourd’hui les écrits médicaux en français foisonnent de formes passives, peu importe sous quelle influence, c’est bien cette tendance qui sera considérée comme idiomatique par les spécialistes du domaine. La quête de l’idiomaticité ne s’intéresse que peu aux causes d’une évolution ou aux facteurs d’influence, elle observe ce qui est et reproduit l’usage.
Bien sûr, cette étude n’est pas à prendre au pied de la lettre ; elle n’est une référence ni immuable ni indiscutable. Comme toute étude, elle présente des insuffisances, au nombre desquelles on peut souligner la faible quantité de textes analysés (cinq par langue) et la limitation à des articles scientifiques (et donc l’omission de la multitude d’autres types de textes qui peuvent être traduits dans le domaine médical).
De plus, cette étude date de 1993. Il se pourrait donc que les caractéristiques des types de discours étudiés aient encore changé depuis et que les proportions dégagées dans cette étude ne reflètent plus exactement les pratiques actuelles.
Mais cette recherche a au moins le mérite d’attirer notre attention sur le fait que ce que nous dit la norme, valable en général, n’est pas notre meilleure alliée dans des contextes particuliers. Les traductrices et traducteurs sont des caméléons qui doivent s’adapter à chaque environnement dans lequel ils pénètrent, qui doivent maîtriser l’art du camouflage et aiguiser leur arsenal technique et stylistique pour ne pas se faire démasquer. Si la traduction transparaît dans le texte cible, l’illusion est brisée.
Le modèle suivi par Maurice Rouleau dans son étude n’est d’ailleurs pas qu’un paradigme de recherche, mais une méthode à disposition des traductrices et traducteurs qui souhaitent se spécialiser dans un domaine précis. Choisissez un domaine, sélectionnez un type de document et analysez un corpus de textes appartenant à ce type. Méfiez-vous des normes et repérez les usages.
Le passif dans la langue juridique
Un autre domaine qui a un fort penchant pour les tournures passives est le domaine juridique.
Le langage juridique a un effet performatif ; c’est un langage d’action. Il vise à modifier ou à contraindre les comportements des membres d’une société. Ainsi, la langue des actes juridiques (jugements, contrats, lois, etc.) produit des conséquences dès que l’acte est établi. Le seul fait d’énoncer une norme dans un acte devient générateur de droit.
Le droit et son langage imposent, contraignent, limitent, régissent, mais s’opposent en ce à la conception selon laquelle le « désir d’autorité et de pouvoir absolus, de même que l’expression brute et directe de la volonté d’imposer sa puissance, sont inadmissibles dans les sociétés démocratiques contemporaines ».10
Le passif permet alors d’effacer la présence de l’autorité absolue, du législateur, de l’agent, pour laisser la loi, considérée comme émanant d’une volonté commune partagée, s’exprimer. L’essence impersonnelle du passif convient parfaitement à un domaine qui entend avant tout refléter neutralité et objectivité et qui cherche à se donner des airs de vérité générale, incontournable, incontestable, de manière presque anonyme, et à éviter toute apparence d’arbitraire.
L’intérêt de la voix passive pour la langue juridique réside aussi dans sa propension à accentuer l’action ou le résultat de l’action en éliminant l’agent et le patient. Puisque le droit vise à créer des effets juridiques au travers de son langage, les tournures passives fournissent une solution toute trouvée pour mettre l’accent sur la norme, le processus et les effets qui en découlent, et insister sur le nouvel ordre des choses auquel le droit veut donner naissance. « Le passif renferme comme une « histoire » ou plutôt comme la trace d’un événement ou d’une succession d’événements, il rend compte d’un processus antérieur. »10
Les formes passives associées au pronom « il » impersonnel renforcent l’apparence neutre, objective et omniprésente du langage juridique. Ainsi en est-il d’une telle phrase : « Il est ordonné à M. X de présenter une demande de permis de construire un garage sur sa propriété. »
« Il ne désigne personne. Par où l’action vaut pour tous. La voix impersonnelle marque justement le caractère impersonnel de la règle. La règle est posée dans l’abstrait, sans référence à un sujet logique. La voix impersonnelle exprime une réalité objective, et donc une sorte de vérité générale. »11
La conscience au service de la connaissance
À la lumière de ce répertoire non exhaustif, il semble exagéré de dire que l’anglais adore le passif et que le français l’abhorre. Bien que minoritaire, la voix passive a son utilité aussi en français. Elle nous offre des ressources précieuses pour éliminer des détails importuns, mettre en avant quelque acteur ou actrice ou suggérer implicitement certaines valeurs ou idées abstraites.
Surtout, force est de constater que dans certains domaines de spécialité, elle est considérablement plus fréquente que dans la langue générale, ne permettant pas de se fier uniquement à la norme commune si l’on espère se faire passer pour des spécialistes du domaine choisi.
Et même si on recourt spontanément et intuitivement à la voix passive lorsqu’elle nous apparaît plus naturelle, il vaut toujours la peine de creuser un peu certains aspects qui semblent évidents. Vous l’avez compris, je suis une mordue des processus et des systèmes, et surtout, j’aime comprendre comment fonctionne notre cerveau. Parce que c’est en fouillant dans les méandres de nos prises de décision que nous sommes capables de faire des choix raisonnés, ancrés et objectifs.
Certes, l’intuition, l’émotion et le ressenti ont leur place et sont même essentiels – personne ne s’est jamais laissé transporté par un discours sans âme, rigoureusement factuel et objectif. Mais la connaissance du fonctionnement de notre langue et de ses liens avec notre cognition est nécessaire pour mieux évaluer et argumenter nos choix et prendre des décisions assurées et définitives là où notre intuition nous abandonne sans repère.
L’apparente évidence est l’écueil sur lequel vient s’échouer
la médiocrité complaisante.
Sources:
3. Abdelouafi Ghenimi, 2005. Traduire le passif. Linguisticae Investigationes. 28 (1), pp. 37-48
10. Margarita Rouski (2015). Le passif de l’autorité. Corela. 13 (1).
11. Gérard Cornu (2005). Linguistique juridique. Montchrestien, 3eédition, 443 p.