Écouter de la musique peut-il nous aider à devenir de meilleurs traducteurs ?
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Outil précieux si employé à bon escient et en cohérence avec nos besoins et notre personnalité, la musique peut nous aider à optimiser nos performances cognitives dans tous les domaines. En occupant nos ressources attentionnelles disponibles, elle empêche que notre esprit ne s’évade et nous permet de focaliser la majeure partie de notre attention sur la tâche en cours. De plus, écouter des airs qui nous plaisent peut nous stimuler et améliorer notre humeur, nous mettant dans de meilleures dispositions pour travailler, ce qui contribue à repousser l’ennui et la fatigue.
Alors si la musique constitue, dans certains contextes, un appui à la performance cognitive, peut-elle plus spécifiquement renforcer certaines compétences de traduction ? Si écouter de la musique en traduisant est dans l’ensemble perçu comme une expérience agréable et relaxante qu’elle permet bien d’améliorer l’humeur et la motivation, comment influence-t-elle la qualité et la créativité du produit final ? En somme, la musique peut-elle nous aider à devenir de meilleurs traducteurs et traductrices ? Évidemment, j’ai voulu examiner d’un peu plus près ces aspects qui touchent directement notre profession.
Dans cet article, je me suis donc penchée sur les effets de la musique sur les compétences suivantes, particulièrement pertinentes pour la traduction :
- la compréhension écrite ;
- la résolution de problèmes de traduction en agissant sur :
- la visualisation ;
- l’engagement émotionnel.
Je me suis ensuite intéressée aux répercussions de ces effets sur le produit final, notamment sur les plans :
- de la créativité ;
- de la qualité.
L’influence de la musique sur la compréhension écrite
En traduction, la capacité de saisir et d’interpréter correctement le texte source est essentielle avant de procéder au transfert de l’information. Ainsi, si écouter de la musique en lisant modifie notre compréhension du texte source, il peut être intéressant de manipuler ce paramètre pour améliorer notre compréhension écrite et, partant, produire un texte cible qui reflète plus exactement le sens du texte à traduire.
Dans mon précédent article, j’avais souligné que les musiques à paroles nous distrayaient plus qu’elles ne nous aidaient à nous concentrer. Ce phénomène est accentué si nous écoutons par exemple des airs pop ou hip-hop – en réalité, n’importe quel air à paroles – pendant que nous lisons (Avila et McClelland, 2012), ce qui peut s’expliquer par un phénomène d’interférences cognitives. Puisque certains des mécanismes cognitifs entrant en jeu lorsque nous écoutons des paroles de musique ou que nous lisons un texte sont identiques, nous utilisons les mêmes aires de notre cerveau pour décoder ces deux stimuli concurrents, même inconsciemment, ce qui nous empêche de nous concentrer de manière optimale sur la lecture. Il est très difficile d’ignorer totalement les paroles que nous entendons pour traiter uniquement les mots écrits. Les paroles chantées viennent inévitablement perturber et interrompre notre lecture, nous empêchant d’appréhender complètement le sens et toutes les nuances du texte à traduire.
Il a néanmoins été observé que la musique classique et les mélodies répétitives auraient un effet bénéfique sur la compréhension écrite et la rapidité de lecture, alors que les airs complexes réduiraient les compétences de lecture (Kiger, 1989 ; Li et al., 2012 ; Kallinen, 2002). Les effets négatifs des mélodies complexes peuvent probablement être expliqués par la théorie du conflit-distraction, nos ressources attentionnelles étant soient trop engagées pour percevoir et décrypter les nuances d’airs élaborés, se laissant distraire par chaque modulation ou variation musicale, ne nous permettant pas de libérer assez de ressources pour nous concentrer sur notre tâche.
On constate donc que, sous certaines conditions, la musique a le potentiel de renforcer notre compréhension écrite, mais elle doit être soigneusement choisie pour éviter d’engendrer des interférences qui produiront l’effet inverse. C’est un délicat équilibre à trouver et, encore une fois, notre personnalité et nos préférences individuelles y jouent probablement un rôle prépondérant.
La résolution de problèmes en traduction
Si la compréhension écrite est essentielle pour décoder et interpréter le texte source, l’encodage de son sens dans notre langue cible est un processus qui s’appuie en grande partie sur notre capacité à résoudre des problèmes. Si la traduction littérale et la recherche d’équivalents linguistiques directs, sans passer par un processus de déverbalisation, sont parfois possibles, ces méthodes ne sont de loin pas la norme si nous entendons rédiger un texte idiomatique et de qualité. La traduction requiert une bonne dose de créativité, une aptitude à trouver et à élaborer des solutions nouvelles qu’un dictionnaire, à lui seul, reste incapable de nous fournir.
L’importance de la visualisation pour la résolution de problèmes
La visualisation est la capacité de se représenter mentalement des scènes imaginaires ou fondées sur des expériences réellement vécues.
De nombreuses études ont souligné l’intérêt de la visualisation pour faciliter le processus de résolution de problèmes, notamment en traduction (Naranjo, 2019 ; Martín de León 2017 ; Kussmaul, 2005 ; Martín de León et Witte, 1998). Cette méthode avait été proposée dans les années septante déjà par Danica Seleskovitch et Marianne Lederer, dans le cadre de leur théorie interprétative de la traduction, comme outil permettant aux traductaires de se détacher de la forme linguistique du texte source pour se concentrer uniquement sur le sens, puis de retransmettre ce dernier dans leur langue cible sans interférence afin de produire le texte le plus idiomatique possible.
Ainsi, la visualisation peut favoriser la compréhension du texte source et la résolution de problèmes de traduction en aidant les traductaires à mieux appréhender le sens des scènes décrites, notamment à décoder certains éléments formels en les transformant en images mentales, pour ensuite sélectionner les éléments les plus importants ou saillants d’une scène et les rendre dans la langue cible de manière plus créative (Martín de León, 2017 ; Kußmaul, 2005 et 2000 ; Martín de León et Witte, 1998).
D’ailleurs, si l’on y réfléchit bien, la visualisation est une technique déjà fermement établie en communication écrite pour mieux faire passer un message. Il suffit de penser aux encyclopédies, parsemées d’illustrations, aux manuels d’utilisation pour appareils en tout genre, qui s’appuient bien souvent sur une myriade de schémas, de photographies ou de dessins, ou aux rapports économiques et financiers, qui résument des chiffres abstraits sous forme de graphiques plus parlants.
La capacité de visualiser des scènes ou des images qui correspondent au contenu du texte source et au sens qu’il véhicule est donc une compétence indispensable pour toute opération de transfert linguistique effectuée dans l’espoir de déboucher sur une traduction idiomatique – qui fait nécessairement appel à une certaine créativité – et exacte.
Ainsi, il vaut maintenant la peine de se demander si et comment la musique peut améliorer ou stimuler notre capacité de visualisation.
Musique et engagement narratif
L’engagement narratif (narrative engagement ou narrative transportation en anglais), dans le cadre de productions écrites, correspond à un phénomène vécu par lequel les lectrices et lecteurs d’un produit narratif s’immergent mentalement dans le monde fictif dépeint dans celui-ci. Il a été montré que la musique favorise bel et bien notre engagement narratif par son effet sur deux dimensions de notre cognition : la visualisation et les émotions.
Des études menées sur le processus de traduction ont notamment analysé l’influence des émotions sur l’acte traduisant. Si, comme je l’ai souligné dans mon article précédent, la bonne humeur, les émotions positives et un haut niveau d’engagement émotionnel dans la tâche en cours améliorent généralement la performance cognitive, ces facteurs semblent également favoriser la production de traductions de meilleure qualité et la rédaction de textes cibles plus créatifs (Tirkkonen-Condit et Laukkanen, 1996 ; Lehr 2014a et 2014b ; Rojo López et Ramos Caro, 2016).
On peut donc évidemment se demander si la musique, en facilitant la visualisation et le déclenchement d’émotions pertinentes, peut améliorer la qualité des traductions et la créativité des textes cibles produits.
Effets de la musique sur la qualité des textes cibles
Dans une étude expérimentale menée en 2020, Beatriz Naranjo s’est justement penchée sur les effets de la musique sur les deux dimensions de l’engagement narratif – la visualisation et les émotions – et leurs répercussions sur la qualité et la créativité en traduction.
Elle a notamment observé une meilleure capacité de visualisation et un renforcement de l’engagement émotionnel des étudiant·es qui avaient écouté, pendant qu’ils traduisaient, des musiques dont le mode (mineur ou majeur) correspondait au ton et aux émotions véhiculées par le texte source. Ce plus haut degré d’engagement narratif s’est en plus traduit par la production de traductions de meilleure qualité – évaluée selon des critères d’exactitude, c’est-à-dire en fonction du nombre d’erreurs sémantiques et formelles – par rapport au groupe qui avait traduit sans musique.
Cependant, une étude précédente de la même chercheuse (Naranjo, 2018) a révélé l’inverse : l’écoute d’un air triste durant la traduction d’un texte véhiculant une émotion correspondante a détérioré la qualité du texte produit comparé au groupe qui avait traduit le texte dans le silence (tandis que l’écoute d’une mélodie joyeuse durant la traduction d’un texte de même portée émotionnelle n’a eu aucun effet sur l’exactitude du produit final).
Dans une autre étude similaire, aucun effet significatif n’a été observé sur la qualité des traductions effectuées, mais plusieurs sujets ont pourtant affirmé avoir eu la sensation que la musique les avait aidés à opérer de meilleurs choix lexicaux (Karimnia et Sadeghzadeh, 2015).
Effets de la musique sur la créativité en traduction
Quant aux effets de l’engagement narratif sur la créativité, ils se révèlent eux aussi plutôt contradictoires. L’étude publiée par Beatriz Naranjo en octobre 2020 n’a trouvé aucun bénéfice indirect de la musique sur la créativité. Toutefois, une étude datant de novembre 2020 (Naranjo et Rojo López, 2020) a indiqué une amélioration de la créativité grâce à l’écoute de mélodies correspondant aux émotions exprimées par le texte à traduire. En 2018, Beatriz Naranjo avait également constaté un effet positif de l’écoute d’airs tristes sur la créativité lors de la traduction de textes de portée émotionnelle similaire (mais pas sur la qualité, et un tel effet n’a pas non plus été observé avec des musiques et des textes joyeux). Les mélodies écoutées auraient réussi à stimuler le pouvoir d’imagination des jeunes traductaires, qui auraient ainsi su dépeindre des scènes tristes de façon plus créative.
Le groupe ayant écouté des musiques correspondant à l’émotion recherchée a d’ailleurs déclaré avoir ressenti un engagement émotionnel plus prononcé que celui ayant traduit dans le silence. Cette sensation a également été confirmée par l’étude de Karimnia et Sadeghzadeh (2015). Dans l’ensemble, même si les incidences réelles d’un plus haut degré d’engagement émotionnel sur la traduction produite restent sujettes à débat, il semble que les personnes qui écoutent de la musique en traduisant ont tout du moins l’impression que celle-ci stimule leur pouvoir d’imagination.
Comment interpréter les contradictions observées ?
Bien entendu, il faut prendre les résultats dégagés par ces études avec des pincettes : les recherches menées sur ce sujet sont très jeunes et peu nombreuses – j’en ai répertorié seulement quatre –, la taille des échantillons reste réduite (44 sujets pour l’étude de Naranjo, 2020 ; 90 pour l’étude de Karimnia et Sadeghzadeh, 2015) – il reste difficile de mener des études expérimentales de grande ampleur – et toutes ces recherches n’ont porté que sur de jeunes traductaires, pour la plupart encore aux études.
Comme on l’a vu, il est impossible de tirer des conclusions nettes quant à l’incidence réelle de la musique sur la qualité des textes cibles produits et la créativité en traduction sur la base des recherches menées jusqu’à présent. Les résultats obtenus, presque parfaitement contradictoires – certaines études nous disent que la musique améliore la qualité des traductions, mais pas la créativité des solutions trouvées ; d’autres semblent indiquer que les musiques tristes ont un effet positif sur la créativité, mais pas sur la qualité –, pourraient nous porter à croire que la musique n’influe d’aucune manière sur notre créativité ou la qualité de nos traductions.
Alors bien sûr, ces résultats mesurables, et donc a priori objectifs, ne doivent pas être négligés. Mais il convient de prêter attention à une autre dimension de ces études, qui est elle beaucoup plus subjective : le ressenti des sujets. Et dans ce cas, les résultats sont beaucoup plus uniformes : la plupart des traductaires ayant participé aux recherches mentionnées semblent avoir senti l’influence positive de la musique sur leur engagement émotionnel et avoir perçu un renforcement de leur créativité et une meilleure adéquation des solutions dégagées.
Comment expliquer cette différence entre données mesurables observées et expérience vécue ?
La réponse la plus évidente – mais aussi la plus paresseuse – consiste à dire que le vécu n’est qu’une expérience subjective et qu’elle ne correspond pas nécessairement à la réalité, ce qui se vérifie dans de nombreux cas. Les émotions ne sont que rarement un guide sûr pour prendre des décisions adéquates : elles nous empêchent de raisonner et de faire preuve de jugement et de réflexion méthodiques, qui soient fondés sur des faits et des données objectives. Ainsi, même si la musique est capable de nous transporter dans l’univers décrit par le texte plus facilement, peut-être nous induit-elle, par la force des émotions déclenchées et les images qu’elle suscite dans notre esprit en fonction de notre vécu et de nos souvenirs, à visualiser des images et à produire des interprétations déformées du texte source. Et peut-être que, faute de prendre la peine de mettre la musique sur pause ne serait-ce que le temps d’une relecture, n’avons-nous alors jamais l’occasion de poser un regard plus objectif, réfléchi et raisonné sur nos choix et solutions de traduction pour déterminer si ceux-ci sont bien opportuns et adéquats.
Si cette explication semble plausible, elle n’est pas la seule possible. Car comment alors rendre compte des effets positifs constatés ? Nous en revenons encore une fois à notre personnalité et à notre vécu uniques. Certains individus sont peut-être plus sensibles que d’autres à l’influence de la musique sur leurs émotions, leur permettant d’accéder à des solutions plus créatives déclenchées par un meilleur engagement émotionnel. Les expériences personnelles vécues pourraient aussi avoir une incidence sur notre capacité à visualiser les scènes, les images ou les concepts décrits et à mieux les exprimer dans la langue cible. Car comment imaginer un processus ou une idée si nous ne pouvons l’associer à un phénomène connu ou à une expérience vécue ? Ainsi, on peut supposer que la musique ne peut améliorer d’elle-même notre capacité de visualisation ou notre engagement émotionnel, mais qu’elle a simplement le pouvoir de les stimuler ou de nous permettre d’y accéder plus facilement, à condition que nous disposions déjà d’un registre émotionnel et d’un répertoire d’expériences riches.
Enfin, mentionnons encore que toutes ces études ont porté uniquement sur la qualité et la créativité en traduction littéraire. Eh oui, difficile de voir en quoi l’engagement émotionnel suscité par la musique pourrait nous aider à traduire des textes administratifs, techniques ou économiques, à part dans des cas très marginaux. Les potentiels effets positifs d’un engagement émotionnel plus profond peuvent probablement être étendus à la traduction promotionnelle, mais pour le reste, le lien semble bien ténu.
Ça dépend du contexte…et de bien plus encore
Dans tous les cas, comme souligné dans mon article précédent, la complexité des paramètres en jeu – mode musical, rythme, personnalité des individus, vécu, préférences, etc. – ne permet sans doute pas de dégager des conclusions valides pour tout le monde et dans tous les contextes. Je ne le répéterai jamais assez, mais les expériences personnelles et l’observation de nos propres pratiques et réactions sont essentielles pour déterminer les conditions de travail qui nous conviennent le mieux et nous aident à livrer notre meilleure performance. Gardons en tête que la musique, si bien choisie, peut au moins améliorer notre humeur et notre motivation à travailler et, parfois, favoriser notre concentration. Pour le reste, c’est à nous de tester et d’explorer différentes voies qui pourraient nous aider à devenir de meilleurs traducteurs !
Sources:
Avila, C., Furnham, A. & McClelland, A. (2012). The influence of distracting familiar vocal music on cognitive performance of introverts and extraverts. Psychology of Music. 40, 84–93.
Kußmaul, Paul (2005). Translation through Visualization. Meta. 50(2), pp. 378– 391.
Martín de León, Celia, et Heidrun Witte (1998). Imagina (lo) que traduces. [Imagine what you translate]. In: III Congrés Internacional sobre Traducció. Actes, éd. Pilar Orero, pp. 553–564. Barcelone: Servei de Publicacions de la Universitat Autònoma de Barcelona.
Rojo López, Ana María et Ramos Caro, Marina (2016). Can emotion stir translation skill? Defining the impact of positive and negative emotions on translation performance. In: Reembedding Translation Process Research, éd. Ricardo Muñoz Martín, Benjamin Translation Library. pp.107-130.
Tirkkonen-Condit, Sonja et Laukkanen, Johanna (1996). Evaluations — a Key Towards Understanding the Affective Dimension of Translational Decisions. Meta, 41(1), pp. 45-49.