« Lagom », le symbole de l’état d’esprit suédois
Il y a quelques jours, je décidai d’écouter un entretien entre Daniel Ek, directeur de Spotify, et Tim Ferris, issu du Tim Ferris Show (un de mes podcasts favoris). Je m’attendais à trouver surtout des conseils et des perspectives intéressantes en matière d’organisation, de productivité, de créativité et de direction d’entreprise. Mais quelle ne fut pas mon agréable surprise lorsque Tim Ferris entama l’entretien en demandant au grand manitou de la diffusion musicale continue quels étaient ses mots suédois préférés ! Bien entendu, cette introduction linguistique n’a pas manqué de capter toute mon attention.
Un des mots favoris de Daniel Ek est aussi, d’après lui, un de ceux qui reflète le plus fidèlement l’esprit suédois : lagom. Profondément enraciné dans un contexte culturel et un cadre historique et social bien particuliers, ceux de la société suédoise, et donc coloré de nombreuses nuances, cet adverbe et adjectif se laisse maladroitement traduire par des expressions comme « ni trop, ni trop peu » ou « juste milieu ».
Ainsi, dans l’usage courant, lagom est utilisé dans de nombreux contextes pour qualifier quelque chose de convenable, voire d’optimal. Par exemple, si quelqu’un vous demande combien de café vous voulez, vous pourriez répondre : « lagom », c’est-à-dire ni trop, ni trop peu. En somme, il s’agit de la quantité parfaite ou optimale.
Les origines : un peu d’hydromel pour souder le groupe
La légende raconte que lagom est une contraction de « laget om » (qui signifie approximativement « autour de l’équipe ou du groupe »), une expression qui proviendrait d’une ancienne tradition viking selon laquelle les impressionnants barbus nordiques se réunissaient autour du feu et se partageaient l’hydromel en buvant à tour de rôle dans une corne, chacun faisant attention à en laisser assez pour les autres. Bien qu’il ne s’agisse que d’un mythe, celui-ci illustre bien un des sens que revêt le mot lagom aujourd’hui : boire « modérément » pour que tous les membres du groupe puissent en profiter. Il laisse également transparaître l’importance de la solidarité, de l’appartenance au groupe et du partage.
En réalité, le mot lagom est formé d’une ancienne déclinaison (datif pluriel) du mot « lag » (« loi »), que l’on pourrait traduire par « selon les coutumes », « selon les conventions », s’agissant plutôt de normes sociétales ou communautaires que de règles juridiques. Là encore, le respect des valeurs du groupe apparaît comme indissociablement lié à cet adverbe suédois, qui a évolué depuis pour qualifier quelque chose de « convenable, adapté, approprié ».
Un état d’esprit aux antipodes de l’individualisme américain
Mais ce qui est approprié pour un Suédois, ou lagom, c’est-à-dire ce qui est dans la norme, ne peut se comprendre qu’à la lumière de la culture et de l’histoire de la société suédoises. Le lagom est plus qu’un concept : il est peut-être, comme certains le prétendent, le mot le plus représentatif de la culture et de l’état d’esprit suédois.
L’état d’esprit lagom a été illustré de manière caricaturale par le romancier Aksel Sandemose dans son roman Un fugitif recoupe ses traces, publié en 1933. L’auteur y décrit le code de conduite de Jante, une ville fictive inspirée en réalité de la ville danoise de Nykœbing. La loi de Jante, ou Jantelagen, régit la place des individus dans la société et leur comportement au sein de la communauté : il ne faut surtout pas croire que l’on vaut mieux que les autres, que l’on est meilleur que les autres, que l’on est plus intelligent que les autres. Il n’est tout simplement pas permis de penser que l’on est différent, que l’on est spécial.
Le tableau n’est certainement pas aussi sombre que la loi de Jante le dépeint : les Suédois n’aspirent probablement pas à la médiocrité, à l’uniformisation globale de la société et à la soumission irréfléchie et servile au groupe. Néanmoins, un Suédois agissant conformément à l’esprit lagom ne cherchera pas à sortir des rangs, ni à se démarquer, et encore moins à dépasser ou à écraser les autres. La fantaisie, la démesure, le luxe à outrance, l’appétit sans borne, l’obsession, l’individualisme sont des valeurs qui ne sont pas bien vues ni mises en avant dans la société suédoise, au contraire de l’importance qu’elles revêtent dans la société américaine, qui semble être aux antipodes de l’état d’esprit lagom.
Être lagom, c’est chercher le consensus (ou l’équilibre) plutôt que s’acharner à imposer son avis et vouloir à tout prix l’emporter sur les autres; c’est éviter de se mettre en avant et d’attirer l’attention, et rester discret sur ses différences et ses avantages; c’est n’étaler ni sa richesse, ni son intelligence, ni sa réussite et se retenir de clamer ses opinions à tout-va; c’est ne pas se montrer supérieur aux autres, mais témoigner du respect envers autrui, accepter les différences et particularités de chacun et considérer chaque personne comme son égal.
Un idéal d’égalité, d’équilibre et d’harmonie ?
Cet état d’esprit se traduit dans la société suédoise par un système particulièrement égalitaire, dont l’objectif est que personne ne soit laissé pour compte. Le lagom se reflète par exemple dans le système éducatif (éducation gratuite pour tous), dans la répartition des revenus (la Suède se plaçait en deuxième position mondiale en 2010 selon l’indice Gini, qui mesure le degré d’équité dans la distribution des revenus), dans le congé parental (qui doit normalement être partagé par les deux parents), dans la place primordiale qu’occupe le consensus et le dialogue dans l’organisation du travail (les syndicats, qui représentent 70 % des travailleurs, négocient avec le patronat pour conclure des accords en matière de conditions de travail et de salaires).
Ce mot a également pris beaucoup d’ampleur hors de ses frontières d’origine et est maintenant brandi un peu partout dans le monde comme reflétant l’art de vivre à la suédoise, considéré comme un idéal d’équilibre, de modération et d’harmonie, dans un monde – surtout du côté des pays occidentaux – qui nous pousse toujours plus à la surconsommation et au surmenage, à poursuivre la spirale sans fin de la richesse et du succès. Il s’agirait ainsi de ne pas trop en faire, ou d’en faire juste assez dans tous les domaines de notre vie. Et en effet, la Suède fait office de modèle notamment en matière d’équilibre entre vie privée et vie professionnelle : les heures supplémentaires y sont très rares, la vie de famille est respectée et privilégiée, les pauses durant la journée de travail, généralement multiples, sont encouragées…
Aujourd’hui, toutefois, une partie des Suédois ne brandissent plus cet état d’esprit communautaire comme un idéal ou une marque de réussite et commencent à s’en distancier en pointant la pression sociale qu’il représente. Le mot lagom reste cependant empreint des valeurs qui se trouvent au cœur de la société suédoise. Il ne peut donc être convenablement défini ni traduit sans passer par un détour sinueux au sein de la culture et de la société suédoises, sous peine de perdre la richesse de nuances qu’il comporte.
Fascinant en raison de toutes les images qu’il fait naître et par les tensions qu’il révèle, le mot lagom mérite d’être porté à la connaissance des contrées auxquelles il est étranger. N’oublions pas que l’extranéité est une fenêtre sur le monde, une invitation à s’ouvrir à d’autres cultures et perspectives, une force nourrissant notre curiosité. Si l’on peut voyager au travers des mots, pourquoi s’en priver ?
Sources:
Le lagom, l’équilibre à la suédoise – Le Temps
Lagom, un état d’esprit suédois ? ⋆ La Suède en kit (lasuedeenkit.se)
Jantelagen, les 10 commandements suédois ⋆ La Suède en kit (lasuedeenkit.se)