L’écriture, outil d’ancrage et d’enrichissement
Prêter attention à notre flot de pensées, capturer celles-ci au vol et leur donner une forme linéaire et structurée sur le papier est une façon de mettre de l’ordre dans notre chao mental afin de mieux nous observer et nous connaître. En essayant de saisir les émotions que nous ressentons, les idées qui nous traversent, ou les interprétations que nous formons, nous pouvons étudier nos réactions, analyser notre vie intérieure et réévaluer nos désirs, nos aspirations, nos rêves, nos craintes, nos préjugés, notre vision du monde, nos faiblesses et nos forces, nos principes et nos valeurs. L’écriture nous permet, par son ancrage matériel, de saisir et de définir plus concrètement ce qui nous rend uniques, de comprendre qui nous sommes vraiment.
L’écriture est donc non seulement un outil d’ancrage de notre essence propre, puisqu’elle nous permet d’établir une cartographie de notre vécu, de nos valeurs et de nos rêves, grâce à laquelle nous pouvons tenter, à tout moment, de déchiffrer nos émotions, nos états psychologiques et nos réactions, et d’orienter nos actions en conséquence. Mais l’écriture est aussi un outil d’ancrage par rapport aux autres, à qui nous pouvons ainsi exprimer qui nous sommes.
En écrivant noir sur blanc les mouvements de notre esprit, nous leur offrons la possibilité d’exister à nos propres yeux ainsi qu’aux yeux des autres.
Les mots que nous employons sont le reflet de notre vie intérieure et de l’univers que nous nous sommes construit. Ainsi, en publiant et en partageant ce que nous écrivons, nous exposons notre vision du monde, notre façon de penser et par là, nous mettons en pleine lumière notre individualité. Nous assoyons également la place que nous entendons occuper dans la société et dans le monde. C’est une façon de dépasser le scénario ordinaire et banal de l’existence qu’il nous est proposé de suivre, pour vraiment vivre, c’est-à-dire créer nos propres codes et façonner notre vie telle que nous l’entendons.
Lorsque nous écrivons avec sincérité et spontanéité, nous alimentons notre feu intérieur pour qu’il nous permette non seulement d’y voir clair lorsque nous traçons notre chemin, mais aussi de signaler au monde où nous allons, ce que nous voulons et ce qui est important pour nous. Par les mots que nous traçons, nous nous donnons la permission d’être nous-mêmes, de vivre en congruence avec nos propres valeurs.
Inscrire verbalement nos convictions, nos idées, nos choix, nos réflexions, nos rêves et nos principes est un moyen d’éviter qu’ils ne se noient silencieusement dans le raz-de-marée de pensées qui nous submerge sans cesse, mais aussi, et surtout, qu’ils ne succombent au flot de conventions et de règles, d’usages et de politesses, de clichés et d’idées reçues, d’on-dit et d’idéologies que les autres individualités veulent nous imposer ou nous faire avaler.
Écrire, pour empêcher que les dogmes brandis par la majorité ne viennent étouffer nos convictions, que les valeurs élues de notre société ne viennent se substituer aux nôtres, que la médiocrité de la foule ne vienne tempérer nos rêves, que les chemins tant de fois foulés par les millions de petits soldats aux gestes si prévisibles ne viennent infléchir nos choix, que les raccourcis grossiers, les idées reçues et les raisonnements sans fondement ne viennent gangréner nos réflexions, que la beuverie indigeste et assourdissante d’informations avec laquelle la société tente sans cesse de nous étourdir et de nous appâter ne vienne altérer notre jugement et engorger nos pensées.
Certes, former un édifice stable et solide en donnant une force matérielle à nos pensées et à nos idées est un moyen d’asseoir notre individualité, ce qui fait que nous sommes qui nous sommes.
Mais l’édification d’une forteresse inattaquable et totalement imperméable, qui renfermerait un monde en vase clos, coupé de toute communication extérieure et de tout échange, insensible et totalement ignorant de l’environnement extérieur, n’est pas non plus souhaitable. Le repli sur soi ne dénote ni la force de caractère, ni la confiance en soi, ni même la sage capacité à s’écouter soi-même. Il est bien plutôt le signe d’un égocentrisme borné et d’un individualisme maladif, qui ne permettront que l’éclosion d’un extrémisme solitaire et d’un mépris aride.
Car une fois la matière brute de notre esprit couchée sur le papier, elle prend forme, mais doit bien souvent encore être taillée, modelée et affinée. Ce modelage, tout en nuances – jeu d’ombres et de lumières –, ne peut se faire qu’après une évolution de notre esprit, générée soit par de nouvelles expériences personnelles, soit par l’échange et l’ouverture à d’autres individualités.
L’écriture est nécessairement un acte de communication – nous menons toujours un dialogue, que ce soit avec nous-mêmes ou avec les autres –, mais sa forme la plus raffinée naît de la rencontre de notre pensée, c’est-à-dire de notre écriture, avec celle des autres. C’est grâce aux échanges entre différents vécus, visions du monde, ressentis, réflexions, émanant d’individualités les plus diverses, que l’enrichissement unique et luxuriant d’une pensée limitée par ses propres possibilités d’expérience peut se produire.
Il faut donc savoir protéger notre esprit contre les attaques brumeuses et sempiternelles de la bien-pensance, de la médiocrité et de la désinformation, et pourtant être prêt à l’ouvrir aux autres et l’exposer à leur regard, qu’il soit bienveillant, provocant ou désemparant.
C’est un difficile équilibre, mais si nous ne parvenons pas à concilier ces apparentes contradictions, nous ne saurons jamais nous exprimer pleinement, découvrir tous les méandres de notre pensée et parfaire l’œuvre à laquelle nous donnons vie tout au long de notre existence.
L’écriture nous permet d’organiser et d’éclaircir ces tensions, de les appréhender, puis de les assimiler pour renforcer notre point de vue unique sur le monde.