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Les trois stratégies pour ébaucher une traduction : êtes-vous plutôt un architecte, un peintre ou un rouleau compresseur ?

Sommaire

Dans son livre intitulé Revising and Editing for Translators (4e édition, 2020), Brian Mossop présente trois stratégies principales auxquelles les traducteurs ont recours – parfois consciemment, souvent inconsciemment – au moment de rédiger le premier jet de leurs traductions. Les catégories qu’il établit sont inspirées d’une étude menée par Daniel Chandler en 1993 sur les différentes approches adoptées par les écrivains pour composer leurs textes originaux (et non des traductions).

Brian Mossop s’est rendu compte que trois des attitudes décrites par Daniel Chandler pouvaient tout aussi bien s’appliquer au comportement des traducteurs au moment de donner naissance à leur premier jet, en particulier à la façon dont ils mêlent rédaction et révision lorsqu’ils traitent pour la première fois chacune des phrases du texte source.

Les trois stratégies de rédaction du premier jet d’une traduction

1. La stratégie de l’architecte (« architect »)

Tel l’architecte qui conçoit la structure d’un édifice dans son intégralité avant de le bâtir, le traducteur-architecte élabore et façonne dans son esprit chaque phrase cible avant de la coucher sur le papier, nette, précise, sans ratures. Avant de commencer à ébaucher une traduction pour une phrase, il réfléchit aux diverses options qui s’offrent à lui, les évalue, puis organise et bâtit une formulation complète rien que dans sa tête. Une fois seulement qu’il a trouvé une tournure satisfaisante, il l’écrit, puis passe à la phrase suivante.

Le traducteur-architecte n’entame un travail de révision qu’une fois son premier jet achevé. Il relit alors sa traduction dans son entier. Comme il a mis beaucoup de soin à produire une première ébauche solide et a pris le temps de considérer différentes solutions, il modifie d’ordinaire assez peu son texte lors de la phase de révision. Il se concentre surtout sur la vérification des aspects textuels plus généraux, comme la cohérence, les enchaînements logiques, le rendu global et la mise en page.

2. La stratégie du rouleau compresseur (« steamroller »)

Le traducteur-rouleau compresseur est telle une machine endiablée que l’on ne saurait arrêter ou épuiser. À peine a-t-il commencé à lire la phrase qu’il entame tout de suite une première ébauche de traduction. Il ne cherche pas à générer plusieurs solutions, ne pondère pas différentes options et ne réfléchit pas aux multiples tournures possibles. Il saisit au vol la première formulation qui se présente, la jette à l’écran et passe immédiatement à la suivante.

La première ébauche est donc achevée rapidement, mais tout le temps gagné est investi dans la phase de révision, qui demande alors au traducteur-rouleau compresseur bien plus de travail qu’au traducteur-architecte. Les altérations apportées sont souvent importantes et portent non seulement sur la macrostructure (cohérence globale, mise en page, logique textuelle), mais aussi sur la microstructure, c’est-à-dire les aspects linguistiques et les éléments liés au contenu du texte source (précision, exactitude).

3. La stratégie du peintre (« oilpainter »)

Tel le maître de peinture à l’huile qui pose une première couche de couleur pour ensuite la retravailler jusqu’à donner vie à l’image souhaitée, le traducteur-peintre entame l’ébauche de sa phrase cible dès qu’il a lu la phrase source et dépose la première formulation qui lui traverse l’esprit pour façonner la matière créée. En effet, à l’inverse du rouleau compresseur, il ne passe pas directement à la phrase suivante. Il s’attarde sur son ébauche, la retouche, la moule et lui donne forme stable. En somme, il réfléchit sur le papier et commence à réviser pendant qu’il traduit son premier jet.

Ainsi, tout comme le traducteur-architecte, le traducteur-peintre déploie de nombreux efforts déjà au stade du premier transfert pour aboutir à une ébauche satisfaisante. Il n’a pas besoin d’entreprendre un travail de révision fastidieux et peut se concentrer essentiellement sur la macrostructure de son texte.

Vous vous reconnaîtrez sans doute dans une de ces approches (les personnes à qui j’en parle déterminent toujours très facilement leur catégorie). Alors certes, c’est assez drôle de remarquer qu’on adopte inconsciemment une stratégie plutôt qu’une autre. Ce modèle fournit en plus une petite louche de confiture à étaler devant ses collègues, mais quelle en est l’utilité réelle ? Après tout, l’ouvrage de Brian Mossop a pour but de guider les traducteurs dans le processus de révision pour leur permettre de se former et de s’améliorer. Alors, comment tirer parti de ce modèle ?

À quoi ça sert de connaître ces différentes stratégies ?

Dans mon introduction, j’ai mentionné que les traducteurs adoptaient ces différentes stratégies de manière consciente ou inconsciente. Mais bien souvent, jusqu’à ce qu’on présente ce modèle à un traducteur, celui-ci ne se rend pas compte qu’il utilise une stratégie particulière.

  • Prendre connaissance de ces différentes techniques, c’est déjà nous donner le loisir de le confronter à notre propre pratique et donc de réfléchir à nos processus et à notre façon de travailler, ce que nous ne faisons pas spontanément lorsque nous traduisons.
  • Une fois que nous sommes conscients de notre méthode de travail, que nous avons déterminé dans quelle catégorie nous nous classons, nous pouvons ensuite chercher à comprendre pourquoi nous employons telle ou telle approche. Est-ce une stratégie que nous adoptons par défaut, ou est-ce qu’il y a des facteurs qui nous poussent à utiliser une méthode plutôt qu’une autre ? Nous pouvons ainsi aller un cran plus loin et réfléchir à nos pratiques, à ce sur quoi elles se fondent et à ce qu’elles nous apportent.
  • Ce modèle nous donne également à découvrir de nouvelles possibilités, d’autres méthodes auxquelles nous n’avions peut-être pas pensé.
  • Ce qui peut ensuite nous inciter à nous demander pourquoi certaines personnes recourent à d’autres approches et si certaines de ces approches ne seraient pas plus adaptées dans certains cas.
  • Enfin, nous pouvons alors sauter sur l’occasion de tester de nouvelles stratégies, de sortir de notre zone de confort, qui est certes agréable, mais pas nécessairement optimale ou efficiente.

Cette démarche vise deux objectifs primordiaux : traduire de manière plus efficiente (pour gagner du temps et de l’argent) et produire des traductions de meilleure qualité (pour offrir une plus haute valeur ajoutée).

Être conscient de ses processus permet de les analyser, de les remettre en question, d’expérimenter d’autres méthodes, et d’adapter ses pratiques en fonction du contexte ou des besoins pour améliorer son efficience et le degré de qualité de son travail.

Revenons donc à nos moutons. Servons-nous de ce modèle comme un cadre d’analyse pour évaluer nos pratiques et essayons de comprendre ce qui peut influencer notre choix d’approche.

Des catégories bien délimitées ou un spectre continu ?

Brian Mossop souligne que la plupart des traducteurs se reconnaissent dans l’approche du traducteur-peintre, celui qui écrit une phrase cible et la retravaille directement avant de passer à la suivante. C’est bien mon cas, mais c’est aussi sûrement le cas de nombre d’entre vous.

Mon intuition me dit qu’il n’y a sans doute pas de traducteurs-rouleaux compresseurs ni de traducteurs-architectes purs. Je ne crois pas qu’aucun traducteur ne retouche aucune des phrases qu’il jette à l’écran – pas même un mot, une préposition – pendant qu’il rédige son ébauche. Tous les traducteurs sont sans doute, dans une plus ou moins grande mesure, des traducteurs-peintres.

Dans ce cas, pourquoi utiliser un tel modèle si deux catégories semblent purement abstraites ? Je suggère simplement de considérer ces trois stratégies non pas comme des catégories fixes et bien délimitées, mais plutôt comme des points de repère le long d’un spectre. Parce qu’en réalité, il n’y a sans doute pas non plus de traducteurs-peintres purs. Il arrive parfois qu’un traducteur-peintre recoure momentanément à une autre stratégie et se prenne pour un architecte ou un rouleau compresseur, que ce soit inconsciemment ou délibérément. Mais peut-être qu’en observant, en examinant et en analysant nos pratiques et leur fluctuation, nous pourrons découvrir les raisons ou les facteurs qui se cachent derrière ces comportements et adapter nos méthodes en fonction des contextes.

Quelques observations sur ma pratique

Comme je l’ai indiqué, j’adopte moi-même la majeure partie du temps l’attitude de la traductrice-peintre. Si la phrase source est longue, j’entame ma traduction même avant d’avoir terminé de la lire. Puis je reformule, j’efface, j’ajoute, j’adapte, je moule, je taille, jusqu’à produire une phrase satisfaisante tant sur le plan du sens que sur les plans stylistique et linguistique. Je passe ensuite seulement à la phrase suivante. Ma première ébauche tient généralement la route et la révision me demande un effort moindre.

Cependant, je n’ai pas toujours adopté cette attitude-là pour effectuer mes traductions. Si je rembobine la pellicule de ma vie jusqu’à mes débuts, au moment où j’étudiais la traduction à l’université, je me remémore très nettement mon attitude. Je visualise parfaitement le va-et-vient frénétique de mes yeux oscillant entre l’écran et mon texte source imprimé, et le mouvement effréné de mes doigts sur le clavier, interrompu seulement par quelques secondes entre chaque rafale. Penchée sur mon ordinateur, en position d’attaque, il ne m’arrivait guère de me redresser ou de m’affaler sur ma chaise, dans une attitude tout à coup pensive, méditative, propice à la réflexion. À cette époque-là, j’étais l’emblème du traducteur-rouleau compresseur. Je rédigeais mon premier jet sans m’arrêter, sans révision intercalée, sans grande attention portée aux diverses options possibles. Je déversais mes idées, je laissais couler. J’essayais de terminer mon ébauche de traduction le plus vite possible. Pourtant, j’étais – et je suis encore – une perfectionniste maladive. Alors, pas moyen d’y échapper, je passais un temps fou, colossal – illégal même ! – sur la révision, qui me demandait des efforts d’autant plus phénoménaux que mon premier jet était rapide.

Inconsciemment dans l’ensemble – en partie peut-être délibérément –, j’ai modifié au fil des années ma façon de procéder, parce que le travail était doublement fastidieux lors de la révision et que l’approche du rouleau compresseur ne m’apparaissait plus vraiment adéquate pour traduire des textes exigeant un travail de recherche approfondi. Mais j’observe tout de même que je retombe occasionnellement, aujourd’hui encore, dans ce mode de travail.

À quoi est-ce dû, que puis-je en tirer, comment évaluer ces fluctuations ? En me fondant sur les commentaires et conclusions de Brian Mossop et sur mes propres analyses, j’ai recensé six facteurs qui peuvent influencer notre choix de l’une ou l’autre des stratégies présentées ou notre recours inconscient et involontaire à l’une d’entre elles.

Les six facteurs qui influencent notre stratégie de rédaction du premier jet

1. Le type de texte ou le domaine

D’après moi, plus un texte est spécialisé, technique ou demande des recherches, moins l’approche du rouleau compresseur est pertinente. En effet, s’il faut sans cesse vérifier les concepts et la terminologie, prêter une attention solide au texte source pour en retransmettre le contenu et se concentrer davantage sur l’exactitude, la précision et la clarté que sur la richesse linguistique ou la fluidité, alors il semble peu judicieux de produire un premier jet en mode TGV, sans réflexion minutieuse sur les nuances de sens et les solutions les plus adéquates.

On pourrait imaginer utiliser la stratégie du traducteur-rouleau compresseur comme une façon de parcourir une première fois le texte source un peu plus activement que par une simple lecture. Pourquoi pas. Mais peut-être est-ce une perte de temps puisque tout (ou presque) devrait ensuite être vérifié, modifié, retravaillé. Les approches du traducteur-architecte et du traducteur-peintre semblent, a priori, plus adaptées aux textes techniques, scientifiques, juridiques et, plus généralement, aux textes spécialisés.

On peut encore nuancer cette vision en ajoutant que la stratégie du traducteur-architecte est probablement impraticable lorsqu’on travaille sur des textes dont les phrases sont particulièrement longues, alambiquées ou complexes, comme les textes juridiques. J’ai du mal à concevoir qu’un traducteur puisse bâtir la structure complète d’une phrase de dix lignes, composée de multiples enchâssements et subordonnées, sans rien étaler à l’écran. Dans ce cas, l’approche la plus pertinente reste sûrement celle du traducteur-peintre.

Dans mon cas, si j’ai petit à petit évolué dans ma pratique pour finalement me prendre pour une peintre, je pense que c’est parce que je me suis justement orientée vers la traduction technique et que les textes sur lesquels je travaille requièrent des recherches fouillées pour comprendre les concepts, trouver les termes adéquats et dénicher les sources ou références mentionnées.

Mais si la technique du rouleau compresseur est probablement contre-productive pour les textes spécialisés, je pense qu’elle peut toutefois se révéler fructueuse lorsque le style et l’effet revêtent plus d’importance que l’exactitude ou la précision par rapport au contenu du texte source. Dans cette catégorie entrent par exemple les textes littéraires, certains textes journalistiques, des articles de blog, ou encore des contenus publicitaires ou marketing. Toute traduction qui repose sur une mise en avant des aspects stylistiques, fait la part belle aux procédés rhétoriques et appelle un degré de créativité élevé peut potentiellement bénéficier de l’approche rouleau compresseur. Une approche libérée, débridée, qui permet de laisser notre inconscient travailler, des formulations spontanées se déverser, notre créativité rejaillir et les trouvailles se manifester, sans interrompre le fleuve de nos idées.

Brian Mossop souligne d’ailleurs que l’approche utilisée peut dépendre de l’objectif prioritaire qu’on se fixe – consciemment ou inconsciemment – durant la phase de transfert : veut-on donner la priorité au style et à l’idiomaticité (on se met alors en mode rouleau compresseur) ou plutôt au contenu, à l’exactitude et à la précision (on joue alors plutôt le rôle d’un peintre ou d’un architecte) ? Selon lui, la première orientation – sur le style – donne probablement lieu à une première ébauche plus créative, mais aussi plus éloignée du texte source. La phase de révision est alors essentiellement consacrée à rapprocher le texte cible du texte source, à assurer la conformité du message ou de l’effet. Quant à la seconde orientation – sur le contenu –, elle génère le plus souvent une traduction assez littérale. La phase de révision est dans ce cas consacrée à rendre le texte cible plus idiomatique, plus fluide et plus clair. Cette analyse semble correspondre en tout point à la différence d’attitudes supposée entre les traducteurs qui traduisent essentiellement des textes spécialisés et ceux qui travaillent d’ordinaire sur des textes littéraires ou qui laissent une plus grande place à l’expression créative.

2. Notre expérience

Comme indiqué plus haut, il fut un temps où j’étais un vrai rouleau compresseur ; c’était à mes débuts. Je pense que j’ai vogué sur ces eaux pendant mes trois premières années d’apprentissage de la traduction, puis je me suis graduellement transformée en traductrice-peintre.

Mais il semblerait que je ne sois pas la seule dans ce cas. Il se pourrait que la plupart des traducteurs inexpérimentés abordent leurs traductions de cette façon. Probablement parce que lorsqu’on découvre la traduction, on ne sait pas vraiment comment procéder pour traduire, on n’a pas de technique, on ne dispose d’aucune méthode pour mener des réflexions raisonnées, conscientes et systématiques sur nos choix, comment les évaluer, ni par rapport à quels critères. Peut-être n’est-on pas capable, au départ, de se questionner sur des solutions de traduction à une échelle si petite, celle de chaque phrase. Peut-être qu’avant de pouvoir repérer les problèmes et commencer à réviser son texte, il faut une première ébauche, un premier ensemble plus ou moins structuré, pour pouvoir le considérer sous un angle plus global.

Alors qu’un traducteur expérimenté, lui, a cimenté des habitudes, des méthodes, des techniques ; il s’est forgé des mécanismes pour détecter des sources d’erreurs, il a une intuition et une connaissance assez nette des pièges à éviter, il sait sur quoi se concentrer, à chaque phrase, pour mener une réflexion ponctuelle et opérer des choix adaptés d’emblée. Il peut donc plus aisément et plus naturellement recourir à l’approche du peintre ou de l’architecte.

Est-ce à dire que plus on acquiert de l’expérience, plus on a tendance à se comporter comme un traducteur-architecte ? Ces stratégies correspondent-elles parfaitement à notre niveau de pratique et à nos compétences ? Rien n’est moins sûr, tant les facteurs qui influencent notre approche sont divers. C’est peut-être une tendance, mais il ne faut certainement pas la prendre comme un schéma fixe qui reflète précisément la qualité de notre travail.

3. Notre personnalité

On peut aussi penser que les différentes stratégies dépendent de la personnalité du traducteur. Par exemple, il se pourrait que les traducteurs-rouleaux compresseurs soient, par nature, plutôt des personnes impatientes qui aiment faire les choses rapidement, sans se concentrer sur tous les détails. Peut-être que ce sont des personnes qui ont aussi une forte tendance à procrastiner. En effet, réfléchir de manière délibérée à nos choix de traduction, évaluer les différentes options et mener des recherches est un processus fastidieux qui demande d’importantes ressources mentales, alors que rédiger un premier jet de façon intuitive, sans se poser trop de questions, en déversant les premières idées qui nous traversent est bien moins exigeant, et peut même se révéler agréable. Utiliser l’approche du rouleau compresseur constitue donc peut-être un moyen de reporter un travail ardu et de s’attaquer à une traduction de façon plus douce. Une manière de briser la première barrière.

Quant au traducteur-architecte, il est peut-être de nature plus calme et réfléchie dans sa vie quotidienne, moins impulsif. Il a probablement d’excellentes compétences d’organisation et de planification et sait probablement gérer efficacement ses ressources cognitives et son attention. Enfin, il a aussi sans doute l’habitude de ne pas céder à tous les petits plaisirs ou envies qui viennent le tenter et de se mettre à la tâche sans rechigner. Ou peut-être aime-t-il tout simplement la complexité.

En ce qui me concerne, j’ai beaucoup de mal à formuler une phrase entière dans mon esprit avant de la dérouler à l’écran. Il arrive que je passe en mode architecte sur quelques segments, pour certaines phrases plutôt courtes. Mais face à des phrases longues et complexes, je ne m’en sors pas. J’ai besoin d’ébaucher une première version, souvent assez littérale, pour pouvoir la façonner, la retravailler, la mouler à ma guise. Mais je pense que c’est un excellent exercice que d’essayer de prendre le rôle de l’architecte sur quelques passages, voire un texte entier, notamment pour développer sa capacité de concentration, ses aptitudes d’organisation mentale et sa mémoire à court terme.

Gardons toutefois bien en tête que même si ces quelques paragraphes semblent présenter la méthode du traducteur-architecte comme la plus réfléchie et celle du rouleau compresseur comme la plus impulsive, ces stratégies ne s’appliquent qu’au premier jet d’une traduction. Le traducteur-rouleau compresseur révisera inévitablement sa traduction, sans doute longuement et avec beaucoup de minutie, pour compenser les efforts de réflexion omis au cours de la première étape. De plus, ce sont probablement des attitudes liées à des traits de caractère qui ne devraient pas être vus comme bons ou mauvais en soi. Peut-être qu’aller contre sa nature et ses préférences serait contre-productif, et il n’est pas certain qu’on puisse réellement acquérir et renforcer ces comportements au point de les transformer en automatismes.

4. Notre état mental

C’est ce facteur qui a sans doute aujourd’hui le plus d’influence sur l’approche que j’adopte au quotidien quand je traduis. Lorsque je suis fatiguée, stressée, de mauvaise humeur, énervée, que sais-je, lorsque je suis dans un état d’esprit négatif, je me laisse irrémédiablement glisser sur le toboggan de l’impatience pour me transformer en rouleau compresseur.

Cette réaction peut s’expliquer facilement : plus on est fatigué, moins on a d’énergie mentale à dépenser, moins on arrive à se concentrer sur sa tâche, et plus on fuit vers la solution de facilité. Traduire en mode rouleau compresseur permet de rester à la surface, de rédiger mécaniquement, de ne pas s’infliger la peine d’approfondir sa réflexion, de se creuser les méninges pour trouver les solutions adéquates. C’est se laisser porter par le texte et les premières idées qui nous assaillent. On a ainsi l’impression de tout de même avancer sur sa traduction sans déployer trop d’efforts.

À l’inverse, pour réussir à adopter l’attitude de l’architecte, je pense qu’il est nécessaire de veiller à avoir un niveau d’énergie élevé, un état d’esprit motivé et calme à la fois, et la tête claire et reposée – des caractéristiques qui sont toutes connues pour favoriser la concentration. Il faut des ressources mentales importantes pour être en mesure de travailler comme un traducteur-architecte, pour réussir à concevoir des phrases entières et parfaitement cohérentes avant même de les coucher sur le papier. Sans un esprit éveillé et présent, mission impossible.

Vu ma tendance à adopter l’attitude du traducteur-rouleau compresseur lorsque je ne suis pas en forme, je pourrais me demander si je n’aurais pas meilleur temps, dans ces moments-là, de me reposer pour recharger mes batteries plutôt que de m’acharner à faire un travail que je devrai de toute façon réviser en profondeur plus tard. Est-ce que je ne devrais pas traduire uniquement quand ma concentration est assez élevée pour me permettre de mener un processus de réflexion délibéré d’emblée, en recourant soit à la technique du traducteur-peintre, soit à celle du traducteur-architecte ?

5. L’utilisation de mémoires de traduction ou de la traduction automatique

L’intégration des mémoires de traduction et de la traduction automatique au processus de traduction modifie aussi l’attitude adoptée lors de la rédaction du premier jet. En effet, selon Brian Mossop, l’utilisation de ces outils rend les approches de type architecte et rouleau compresseur presque obsolètes puisque le traducteur est sans cesse amené à réviser des segments trouvés dans la mémoire au fur et à mesure de la traduction, c’est-à-dire à faire de la postédition. Dans ce cas, la stratégie du traducteur-peintre semble la plus appropriée. Pourtant, même si la technique de l’architecte paraît effectivement difficile, voire impossible à maintenir lorsqu’on recourt à des outils d’aide à la traduction, les traducteurs-rouleaux compresseurs pourraient peut-être mettre en œuvre leur stratégie en remplaçant les segments prétraduits ou trouvés dans la mémoire sans les retoucher immédiatement et en ne les postéditant que lors de la phase de révision à proprement parler. Mais ils perdent toutefois la créativité et la fluidité qui leur confère un avantage potentiel sur les autres approches.

6. Le moyen (dactylographie ou saisie vocale)

Notons encore que toutes ces approches conviennent très bien lorsqu’on tape notre premier jet sur un clavier. Mais Brian Mossop mentionne le cas des traducteurs qui dictent leur traduction à l’aide d’un logiciel de reconnaissance vocale. Ceux-ci n’ont le choix qu’entre la technique du traducteur-architecte ou celle du rouleau compresseur. Pour eux, pas d’entre-deux, la stratégie du peintre ne leur est d’aucune utilité. En effet, en dictée vocale, il est impossible de revenir en arrière pour modifier certaines parties et réordonner chaque phrase, comme le font les traducteurs-peintres. À moins d’arrêter sa dictée à chaque phrase pour la remanier à la main (en tapant)… Mais alors, l’emploi d’un logiciel de dictée vocale perd sans doute tout son intérêt.

Nous avons certainement une tendance naturelle, voire innée, à adopter une de ces attitudes, qui correspond en partie au moins à notre personnalité et à nos habitudes. Mais de nombreux facteurs peuvent avoir des répercussions sur notre stratégie de rédaction du premier jet, nous faisant probablement basculer dans l’une ou l’autre de ces approches ou nous déplaçant le long d’un spectre d’attitudes en fonction du contexte. Brian Mossop insiste bien sur le fait qu’aucune de ces stratégies n’a été démontrée comme étant supérieure aux autres. Il n’est pas donc possible, pour l’heure en tout cas, d’affirmer que l’une d’elles est plus rapide, efficace ou source de traductions de meilleure qualité qu’une autre.

Raison pour laquelle il vaut la peine d’observer notre pratique et d’expérimenter avec d’autres approches, pour comprendre ce qui nous fait perdre du temps et ce qui nous permet d’en gagner, ce qui rend notre processus de traduction plus agréable, et ce qui nous amène à produire des traductions de meilleure qualité – la quête ultime ! Voici quelques questions que vous pouvez vous poser régulièrement pour évaluer vos méthodes de travail, repérer vos forces et vos lacunes, et tenter d’améliorer vos processus de travail. Observez-vous au quotidien et n’oubliez pas de prendre des notes pour garder une trace de vos constatations et réflexions.

Questions à se poser pour affiner sa pratique

Quelle approche est-ce que j’utilise la plupart du temps ? Est-ce que j’aime particulièrement travailler de cette façon ? Si oui, pour quelles raisons ? Ou est-ce que j’adopte cette approche par défaut ? Dans ce cas, quels facteurs pourraient expliquer cette attitude ?

M’arrive-t-il de changer de stratégie ? Si oui, qu’est-ce qui me pousse à le faire ? Cela dépend-il du type de texte ou des passages que je traduis ? Est-ce que cela dépend du moment de la journée, de l’endroit où je me trouve, des outils employés ? Ou encore, ma façon de travailler varie-t-elle selon mon humeur, mon niveau d’énergie, mon environnement (musique, bruit, collègues), ma sensation de faim ou mon degré de stress ?

Quels sont les critères sur lesquels je me concentre en priorité lors de ma première ébauche de traduction : l’exactitude, la précision et la conformité au texte source, ou la créativité, l’idiomaticité et la fluidité ?

Ai-je déjà eu recours à chacune de ces approches ? Quels ont été mon ressenti, mes impressions ? Est-ce qu’une de ces approches m’a paru particulièrement désagréable ? Si oui, pourquoi ? Est-ce parce qu’elle demande plus d’efforts, ou parce que je n’ai pas l’habitude de l’utiliser ? Est-ce que je remarque des différences sur le plan de l’efficacité ou de la qualité en fonction de la stratégie employée ?

Pour s’améliorer, il n’y a qu’une seule clé : il faut observer ses propres pratiques et processus, se poser des questions pour les analyser et les comprendre, puis les remettre en question en expérimentant, établir des comparaisons pour tirer des conclusions, et enfin affiner ses pratiques et recommencer la boucle. Le cycle de l’amélioration est un processus sans fin, mais avec conscience et ouverture d’esprit, on ne déviera que rarement de la voie de l’excellence.

Et vous, êtes-vous plutôt un architecte, un peintre ou un rouleau compresseur ?

Sources:

1. Brian Mossop (2020). Revising and Editing for Translators, 4th edition. Routledge : London and new York, pp. 192-195.

2. Daniel Chandler (1993): Writing Strategies and Writers’ Tools, English Today, 9 (2), pp. 32-8.