L’écriture, l’outil du chasseur de pensées
La pensée – nous l’expérimentons tous au quotidien – n’accepte aucune trêve. Elle nous chatouille sans cesse, nous tourmente ou nous ravit successivement. Elle reste active même lorsque nous dormons, créatrice du monde parallèle que forment nos rêves. Même les pratiquants assidus de méditation vous diront que l’être humain ne saurait se débarrasser totalement de sa pensée ; à défaut, ils l’observent s’écouler. Impossible de garder le compte du nombre d’idées qui nous traversent l’esprit, de jugements et d’interprétations qui se forment, de sentiments et d’émotions qui naissent dans notre tête au cours d’une journée. Tout ce que nous vivons, sentons, voyons, entendons chaque seconde par l’intermédiaire de notre enveloppe corporelle vient finalement titiller notre cerveau, exciter nos neurones, et se mêler à notre bagage mental – nos souvenirs, nos traumatismes, nos valeurs – pour générer un flux constant d’impressions, d’idées, d’émotions, de jugements, d’interprétations ou de réflexions.
Certes, beaucoup de ces idées ne semblent destinées qu’à nous tourmenter ou à nous embrouiller, tels des parasites intrusifs ou de mauvaises herbes tenaces. Mais combien d’entre elles pourraient nous servir, maintenant ou dans un avenir proche ou lointain, à mieux saisir le monde qui nous entoure, à mieux appréhender notre expérience de vie et à mieux nous comprendre nous-mêmes, à apprendre, à évoluer et à construire notre unique être au monde pour, en définitive, occuper la place unique qu’il appartient à chacun d’entre nous de trouver.
Nous avons tous vécu à de nombreuses reprises l’évanescence frustrante et la fugacité incontrôlable de notre pensée – lorsque le mot que nous avons « sur le bout de la langue » nous échappe pour aller se réfugier dans les méandres opaques et tortueux de notre jungle neuronale ; lorsqu’une idée brillante vient éclairer notre après-midi, mais que, pressés par la liste interminable des tâches et rendez-vous dressée dans notre agenda, nous n’y prêtons qu’une attention momentanée, la laissant s’envoler vers d’autres contrées plus hospitalières. Notre cerveau, en raison de ses capacités très limitées, n’est donc qu’un mécanisme imparfait de stockage de notre présent. L’écriture peut alors faire office de mémoire externe, durable et fiable, de notre vie mentale, et permettre à notre présent de devenir un passé vivant.
Un illumination venant éclairer un événement de notre passé, une idée fertile concernant quelque nouveau projet, une formule poignante pour un article, un exemple de la vie réelle qui conviendra parfaitement à l’illustration de la présentation professionnelle du lendemain, une émotion troublante lors d’un échange avec un inconnu, un point de vue inédit sur un thème d’actualité auquel nous avons inconsciemment réfléchi toute la nuit… Pour pouvoir mettre à profit ce flot de pensées et en saisir les éléments les plus précieux, il faut d’abord être conscient de ces milliers d’idées et d’impressions qui volettent passagèrement dans notre esprit. Et au moment où elles viennent voltiger avec insouciance et se pavaner avec ostentation sous notre crâne, pas d’hésitation : les saisir au vol, sous peine de les voir s’enfuir aussi vite qu’elles nous sont apparues. C’est là que l’écriture entre en jeu, nous permettant d’enfermer matériellement cette substance si évanescente et intangible qu’est la pensée.
Un carnet de notes qui nous accompagne fidèlement partout où nous allons, une application de prise de notes disponible à tout instant sur notre téléphone, un dictaphone nous offrant le luxe de dicter notre pensée au fil de son écoulement… L’attirail du chasseur de pensées est large, encore faut-il rester attentif et bien observer les torrents qui se déversent dans notre esprit pour en saisir les remous.
Des milliers d’idées, de réflexions, d’émotions et d’interprétations naissent et fleurissent chaque jour dans notre esprit, mais si nous n’en prenons pas soin, elles se fanent et finissent par s’éteindre et redevenir poussière, ensevelies dans le cimetière des idées délaissées.