Quelle approche adopter en matière d’écriture inclusive dans notre activité de spécialistes de la communication ?
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Il y a quelques semaines, j’ai assisté au congrès annuel de l’Association suisse des traducteurs, terminologues et interprètes (ASTTI), équivalences 2021, qui avait pour thème « Des paroles aux actes : quid du langage épicène dans la Suisse plurilingue ? ».
Je m’y suis rendue non sans une appréhension, voire une lassitude, mesurées : d’une part, l’écriture inclusive, j’en avais entendu parler tout au long de mes études, je connaissais les pratiques et les options existantes pour éviter les clichés de genre et ne pas exclure plus de la moitié de la population ; d’autre part, je redoutais que ce congrès prenne les allures d’une manifestation partisane, qui soulèverait un débat houleux reposant sur des arguments idéologiques faisant plus de place à l’émotionnel qu’aux données factuelles et scientifiques.
Mes craintes, fort heureusement, n’avaient pas lieu d’être – malgré une introduction par les représentantes de l’ASTTI tournant en ridicule certains messieurs qui auraient sitôt fait de déguerpir de l’ASTTI lorsqu’ils eurent constaté que ses statuts avaient été entièrement réécrits au « féminin inclusif », information qui a déclenché une huée outrée, méprisante et hilare de la part d’une grande partie du public, majoritairement féminin. Somme toute, les intervenantes et intervenants ont, pour la plupart, fourni un éclairage dépassionné, factuel, scientifique, descriptif et comparatif du débat, des enjeux, des choix possibles, des usages en matière non seulement de rédaction non sexiste, mais aussi, plus généralement, d’écriture inclusive.
Ce congrès m’a permis d’ouvrir mon esprit à de nouvelles pistes et perspectives, d’entendre les avis divers et contraires avec curiosité et intérêt et de nourrir ma soif d’apprendre et de comprendre. Je suis sortie de cet événement avec une vision propre beaucoup plus nuancée, qui s’immisce d’ailleurs dans les articles que j’écris sur ce blog. Mais est-ce à dire que je dois transférer mes considérations personnelles sur la question dans mon activité de traductrice ?
Rédaction inclusive : peut-on laisser transparaître nos opinions dans notre travail ?
Pour y voir plus clair, il n’est pas inutile d’opérer d’abord une distinction entre activité menée à titre privé et activité professionnelle.
Activité menée à titre privé
Mener une activité à titre privé, ça signifie agir pour soi, s’exprimer en son propre nom et non pour le compte d’une cliente, d’un mandataire, ou d’une organisation. Lorsque nous nous exprimons à titre personnel, nous sommes libres de mettre en avant nos propres opinions, d’utiliser les formes d’écriture qui nous siéent, de nous façonner un style unique et reconnaissable entre tous, de tordre les normes de rédaction, de jouer avec les mots, de charger volontairement nos textes de connotations et de faire appel aux règles d’écriture inclusive – ou de nous en passer – ainsi que bon nous semble. Un écrivain ou une autrice de blog – comme moi en ce moment – fait ce qu’iel veut avec la langue pour autant qu’iel n’ait pas au préalable signé de contrat quelconque avec une maison d’édition.
Activité professionnelle
En tant que traducteurs ou rédactrices, nous sommes en premier lieu considérés comme des prestataires de services. Cela signifie, en principe, que nous n’écrivons pas pour nous-mêmes, mais pour quelqu’un d’autre, un client, qui peut se présenter sous la forme d’une personne privée, d’une entreprise, d’une institution, d’une organisation, qui nous mandate pour répondre à ses besoins et attentes, et pour œuvrer en faveur de ses intérêts. Par nature, une activité de services nous impose de respecter non seulement les glossaires et les guides de style de nos clientes, mais aussi leur vision du monde et leur approche, et d’adapter les contenus que nous rédigeons pour elles à l’image qu’elles souhaitent renvoyer.
Quid des spécialistes de la communication qui revendiquent une position engagée ?
Là, on touche aux aspects éthiques et déontologiques de nos professions. A priori, c’est très simple : un traducteur engagé qui se trouverait en désaccord explicite avec les idées ou l’optique d’une cliente devrait refuser d’emblée de collaborer avec celle-ci. Si nous décidons d’associer nos opinions à notre travail, nous avons le devoir – tout du moins si nous revendiquons une démarche sensée et professionnelle – d’être transparents avec nos clientes, d’exposer nos prises de position sans ambages et de clarifier les questions sujettes à d’éventuelles polémiques avant de signer tout contrat.
Par conséquent, avant de déterminer comment intégrer l’écriture inclusive dans notre travail, il faut déjà savoir dans quelle catégorie nous nous classons. Et à moins d’assumer ouvertement un rôle de spécialiste engagé ou de militante et de mettre en avant, dans notre activité, les valeurs dont nous entendons nous faire les champions sans compromis, il y a fort à parier qu’une majorité d’entre nous tomberont dans le deuxième groupe.
Traductrices et rédacteurs, des intermédiaires au service de la communication
Nos clientes font appel à nos services pour les aider à satisfaire leurs besoins en matière de communication. Et si elles ont besoin de communiquer, c’est dans l’espoir de toucher une cible bien précise (vendre un produit, informer, inciter les lecteurs à adopter certains comportements, divertir, etc.). La communication est un véhicule vers un but et non une fin en soi. Et c’est à nous, traducteurs ou rédactrices, d’assurer ce transfert afin de mener à bien l’objectif de nos clientes.
Aussi, pour que l’acte de communication puisse se faire, il faut réussir à tisser un lien entre deux entités au moins : un émetteur – dans notre contexte, la cliente – et un récepteur – le public cible. Sans relation, pas de communication. Nous, nous jouons le rôle d’intermédiaires, nous facilitons la création du lien tout en nous rendant invisibles – bâtisseuses de l’ombre, mains agiles et furtives qui ne sauraient laisser de traces. Notre travail consiste à faire s’exprimer notre cliente dans l’acte de communication auquel nous allons donner naissance et à toucher les lecteurs qu’elle a en ligne de mire. Et ce lien, nous l’érigeons au moyen d’un code, la langue, ou plutôt une langue, celle qui est sera la plus susceptible d’être comprise et entendue par le public visé.
C’est là qu’entre en jeu la question de l’écriture inclusive.
Toucher le bon public cible
En fonction du public auquel entend s’adresser l’entreprise, la cliente ou l’organisation qui nous mandate, l’écriture inclusive revêt un intérêt stratégique non négligeable, que les spécialistes de la communication ne peuvent ignorer étant donné les évolutions que l’on observe aujourd’hui sur la question du genre et les nombreux débats qu’elle suscite. Certaines personnes peuvent ne pas se sentir visées ou concernées par des textes écrits dans une langue qu’elles considèrent comme exclusive ou sexiste. Alors, peut-être que la cliente ne souhaite pas s’adresser à un lectorat qu’elle aurait délibérément omis… Mais peut-être aussi – et c’est fort probable – que son exclusion se révèle être un effet involontaire indésirable auquel la cliente nous saurait gré de remédier. Si la cible est manquée, même si ce n’est que partiellement, la communication est ratée.
Véhiculer et asseoir l’image du client
Tout acte de communication véhicule en outre une certaine représentation de l’émetteur du message. La langue utilisée pour créer le lien reflète les convictions de l’entreprise ou de l’organisation émettrice, sa vision, ses valeurs, sa mission, son image. Veut-elle se montrer avant-gardiste ? Se soucie-t-elle plutôt de respecter le statu quo ? Est-elle conservatrice ou souhaite-t-elle se faire carrément chantre de valeurs traditionnelles ? S’aligne-t-elle sur les directives d’une institution ? Prend-elle position en faveur d’une cause, des minorités, défend-elle ouvertement certains milieux, groupes ou secteurs de la population ? Tous ces éléments doivent être pris en compte pour choisir le code de communication approprié pour un client donné et garantir que le message fasse mouche.
Une redéfinition de notre travail : un rôle de conseil
La traduction et la rédaction sont essentiellement des activités de services : nous agissons au service des besoins de nos clients et faisons en sorte de satisfaire leurs attentes. Est-ce à dire que nous devons suivre à la lettre – aveuglément – leurs normes et leurs instructions ? Ce n’est en tout cas pas ainsi que je conçois ma profession
Connaître les enjeux de l’écriture inclusive : une corde de plus à notre arc
La langue n’est pas un code de correspondances univoques ; la traduction et la rédaction ne se résument pas à un simple transfert d’idées mot à mot – nous le savons bien ! Et c’est justement lorsque surgissent des débats aussi passionnés et complexes que celui de l’écriture et du genre, puis qu’émergent une multitude de formes, d’options, de possibilités d’encoder du sens que nos compétences spécialisées et notre sensibilité aux aspects culturels et contextuels de la communication peuvent faire la différence. Si nous nous tenons à l’affût des polémiques qui foisonnent sur l’écriture inclusive, de ses enjeux, des nouvelles tournures et évolutions linguistiques qui y sont rattachées et de leurs effets sur le public, nous saurons alors conseiller notre client au mieux et tisser le lien le plus approprié et le plus direct pour lui permettre d’atteindre le but qu’il s’est fixé.
Mais comme bien souvent en traduction ou en rédaction, tout est affaire de contexte. Il ne suffit pas de connaître, dans les grandes lignes, les diverses formes que peut revêtir l’écriture inclusive. Il est nécessaire d’opérer un découpage plus fin et plus nuancé des pratiques : c’est avec un esprit ouvert et curieux, voire opportuniste, que nous devrions guetter les usages dans les différents milieux ou groupes de la société, notamment dans les domaines dans lesquels nous nous spécialisons.
Bien entendu, cette approche bénéficie non seulement à nos clients, mais c’est aussi un atout que nous pouvons brandir en tant que spécialistes de la communication.
Création de valeur
En offrant à nos clients plus qu’un transfert de correspondances, en leur présentant les résultats de connaissances et de réflexions abouties sur des facteurs culturels et contextuels complexes, en leur prodiguant des conseils et en leur donnant à voir de nouvelles perspectives susceptibles de mieux orienter leur communication, nous leur apportons davantage de valeur. Et qui dit création de valeur accrue dit aussi augmentation des bénéfices. Plus nos compétences seront profitables, plus la rémunération que nous pouvons espérer sera élevée
Dépassement des possibilités offertes par l’intelligence artificielle et la traduction automatique
De telles réflexions, situées à la croisée de la psycholinguistique, de la communication interculturelle et de la sociologie, appellent des prises de décision et des stratégies au cas par cas, qui doivent reposer sur une évaluation fine des multiples facteurs impliqués et sur une sensibilité aiguisée aux divers contextes culturels. L’intelligence artificielle est incapable de le faire aujourd’hui et ne sera probablement pas en mesure d’opérer de semblables distinctions de façon autonome et fiable avant longtemps. C’est là sans doute que nous pouvons vraiment asseoir nos compétences et offrir une valeur que nous sommes, pour l’instant du moins, seules et seuls à pouvoir créer.
Gratification et épanouissement personnel
Enfin, au lieu de manœuvrer passivement comme de simples marionnettes ou robots qui suivent des instructions de transfert en partie automatisables, nous prenons un rôle actif de partenaires, de conseils, d’aides à la décision et contribuons à forger et à orienter la communication de nos clientes, à affiner l’image que celles-ci cherchent à construire et à imposer. Pas besoin de vous faire un dessin : c’est une approche plus gratifiante, plus enrichissante, plus épanouissante… Tout le monde en ressort gagnant !
La traduction et la rédaction sont des activités de services et ne sont donc pas le lieu de l’expression de nos opinions individuelles. Mais elles sont un espace nous donnant le loisir d’exploiter tout l’éventail de nos compétences et connaissances pour conseiller et orienter au mieux nos clientes en vue d’atteindre l’objectif qu’elles se sont fixé. Savoir ce qui se fait et se pratique en matière d’écriture inclusive, être au fait des différents points de vue, des arguments avancés – d’un côté comme de l’autre –, pouvoir analyser la portée des débats, les enjeux associés aux nouveaux usages et aux diverses formes et options linguistiques existantes, se tenir au courant des perspectives multiples qui alimentent la discussion à ce sujet est indispensable si nous souhaitons offrir la valeur la plus élevée possible à nos clientes et nous positionner en tant que références, partenaires et pièces maîtresses dans le domaine de la communication écrite